Sur le métier à tisser, le lissier ne voit que l’envers de la tapisserie en devenir. Ainsi en est-il de nos vies. Nous ne pouvons en comprendre le plan d’ensemble, en voir le dessin, en percevoir le dessein. Dans la trame de nos jours, tant de récits s’entrecroisent. Tout est rencontre et relation, progression dans le déroulement du fil qui s’échappe de la bobine. Il faudra attendre que la tapisserie soit achevée, “tombée du métier“ pour qu’en la retournant, on en découvre la beauté et la cohérence de la création accomplie.
Telles se tissent nos vies, patiemment. Surtout ne rien hâter. Un tissu imprimé industriellement n’égalera jamais la qualité et la permanence du tissage artisanal. À nous d’être les tisserands de nos vies qui refusent l’immédiateté superficielle ou la violence conformiste qu’on voudrait nous imprimer. À nous d’accepter le tissage patient de nos jours, le peigne qui tasse la laine de notre mémoire, les couleurs de l’expérience qui se conjuguent, les fils de fidélité qui se nouent, au rythme lent et régulier du temps. L’œuvre s’accomplit dans le silence, dans le geste de la main et le mouvement du pied qui fait bouger la chaîne. Automatismes du travail quotidien, la maîtrise devient routine. Il faut pourtant s’émerveiller de ce qu’on ne voit pas encore et qui se tisse déjà inlassablement.
Dans l’art de la tapisserie, le lissier n’est ni Pénélope, ni araignée. Dans l’entrelac, sans jamais se lasser, il travaille pour les siècles. De génération en génération. La Dame à la licorne nous parle encore autant que Le Chant du monde de Lurçat. Dans nos vies penchées sur le métier, la tapisserie progresse au fil des jours. Nous ignorons encore ce que nous sommes en train de nouer et transmettrons peut-être. Pour l’heure, l’important est de tenir serré le fil de l’attention. Laine et soie de nos vies.
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