Nous ne savons plus voir. Paradoxe, nous sommes saturés d’images mais nos écrans font écran à l’essentiel. Après tout, c’est le propre d’un écran de faire écran, ne le savions-nous pas ? Sauf que derrière ces images qui peuplent notre imaginaire et colorisent nos rêves, ces images en miroir qui sont les selfies de nos vies, nous sommes devenus aveugles, assignés à résidence des apparences. Nous avons perdu la vue, la seule, celle qui permet de voir l’invisible qui est au milieu de nous, de contempler le réel qui n’est pas le reflet d’illusions prosaïques. “L’invisible parmi nous“ : dire, penser, laisser résonner dans mon cœur cette affirmation, et c’est comme si je commençais à voir l’air que nous respirons et que j’avais trop longtemps perdu de vue.
Richard de Saint-Victor, un auteur mystique médiéval, disait que Dieu a créé l’homme avec trois yeux : un corporel, (oculus carnis, réalité sensible), un autre rationnel (oculus rationis, réalité révélée au moi par la raison) et un troisième, l’œil de la contemplation (oculus fidei, vision religieuse et mystique). Rien de magique ni d’extatique pour ce moine du XIIe siècle. Pour lui et ses contemporains, cette description était limpide comme, aujourd’hui, la vision du cœur est toujours évidente pour les peuples premiers. Mais, pour nous qui sommes coupés de la source spirituelle surabondante qui désaltérait nos Anciens, pour nous qui vivons dans un monde desséché, un désert spirituel où les mirages consuméristes ont remplacé le message des icônes sacrées, qu’il est difficile de déciller cet œil de contemplation.
Ouvrons l’œil, le bon. Il est temps d’accéder à l’unique clairvoyance, celle de la vie de l’esprit. Il est temps de voir large et profond, d’ouvrir grand cet œil, celui qui voit l’infini. Cet œil qui me permet de percevoir le divin dans le visage de mon frère, de le découvrir dans sa justesse sacrée, plus grand qu’il m’apparaît. Il est temps d’accommoder ma vision, de l’ajuster encore, de moins en moins floue, jusqu’à la netteté de l’évidente confiance. D’affûter mon regard vers l’invisible qui me regarde aussi. En pleine lumière.
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