Dans la culture de leur religion, beaucoup ont appris à lire la spiritualité avec les mots de l’enfance, de leur catéchisme. Alors qu’ils devenaient des adultes multi-diplômés et experts dans leur domaine professionnel, beaucoup d’entre nous ont laissé en jachère leur intelligence spirituelle. Le fossé s’est creusé entre leur expérience d’adulte et leur compréhension des choses de l’esprit. D’autres n’ont bénéficié d’aucun éveil spirituel. Les discours dominants de notre société sécularisée, consumériste et productiviste ont coupé leurs ponts avec l’intime et le mystère de la vie. Tous, nous sommes devenus des illettrés spirituels et nous devons réapprendre à lire, et surtout apprendre à écrire le récit d’une nouvelle aventure de la vie retrouvée dans toutes ses dimensions.
La spiritualité est un domaine étranger à trop de nos contemporains et ce territoire inconnu peut souvent faire peur. Les religions ont tendance à devenir doctrinaires, dogmatiques, moralistes et ritualistes. La lave incandescente de leur message originel s’est solidifiée, des couches sédimentaires se sont accumulées et si on reste en surface, on ne pourra pas rencontrer la puissance du message spirituel des grandes traditions. Les mots se sont usés ; la patine du temps a érodé et dévalué leur sens. « Définissez-moi d’abord ce que vous entendez par Dieu et je vous dirai si j’y crois », déclarait Albert Einstein. Face à la difficulté à nommer Dieu au risque de l’enfermer dans des mots qui ne sont pas à sa taille, la théologie apophatique préfère ne rien dire comme le recommandait Maître Eckhart, le grand mystique rhénan : « Les mots sont impuissants à donner un nom à une nature qui est au-dessus de l’âme ». Ce silence n’est pas du mutisme mais une invitation à rencontrer l’ineffable. Mais, derrière la difficulté à nommer Dieu, il y a aujourd’hui le soupçon qui touche aux choses de la foi. C’est le résultat d’une culture positiviste qui a voulu nier Dieu, renvoyant les religions aux archaïsmes, à la superstition, à l’aliénation et au fanatisme. N’en jetez plus, la batterie d’artillerie est toujours déployée, prête à faire feu, et malheur à celui qui affirme publiquement sa foi et ose parler de Dieu. Pourtant, plus personne n’oserait affirmer comme le scientifique Marcelin Berthelot en 1887 que « l’univers est désormais sans mystère ». Non, le mystère est toujours là et il sera là tant que l’homme sera homme.
L’approche conceptuelle qui fonde la culture des modernes est insuffisante à vivifier l’intelligence spirituelle. Dans une de ses conférences, le jésuite indien Anthony De Mello mettait en garde ses auditeurs : « Chaque concept créé pour nous permettre d’entrer en contact avec la réalité finit par devenir un obstacle à cette prise de contact, parce que tôt ou tard nous confondons les mots avec la réalité. Le concept n’est pas la réalité. Ce sont deux choses différentes. Je vous ai dit que l’obstacle suprême qui vous empêche de trouver Dieu est le mot « Dieu » lui-même, le concept de Dieu »[1]. Et il racontait l’histoire de deux aveugles de naissance qui demandent ce qu’est la couleur verte. Au premier, on répond que c’est comme une musique douce ; au deuxième, on indique que cela a la couleur du satin. Et on retrouve ensuite les deux aveugles en train de se battre car chacun est sûr de détenir la vérité sur la couleur verte. Plus tard, on retrouve le premier aveugle qui semble méditer en silence. Que fait-il ? « J’écoute la couleur verte ». Et De Mello racontait que, face au mystère de Dieu, nous sommes comme ces aveugles. Ce grand pédagogue avait le sens des images fortes. Lorsque nous regardons quelqu’un, nous ne faisons que projeter l’image que nous avons de lui et nous procédons de la sorte avec tout ce qui nous entoure, avec la réalité. Tout est là, et nous ne voyons rien.
Arrêtons de vouloir tout classer et d’enfermer l’infini dans de petits bocaux comme le visiteur qui, revenant des Chutes du Niagara, montre un petit bocal rempli d’eau en disant : « J’en reviens, je l’ai rempli sur place, c’est cela les Chutes du Niagara ». Dans notre culture occidentale de la philosophie, les mots mobilisent principalement notre mental analytique. Dans la préface de son livre Les Mots et les choses, Michel Foucault fait référence à un texte de Jose Luis Borges : « Ce texte cite “une certaine encyclopédie chinoise où il est écrit que les animaux se divisent en: a) appartenant à l’Empereur, b) embaumés, c) apprivoisés, d) cochons de lait, e) sirènes, f) fabuleux, g) chiens en liberté, h) inclus dans la présente classification, i) qui s’agitent comme des fous, j) innombrables, k) dessinés avec un pinceau très fin en poils de chameau, l) et caetera, m) qui viennent de casser la cruche, n) qui de loin semblent des mouches » ». Après cette classification, Foucault écrit : « Le charme exotique d’une autre pensée, c’est la limite de la nôtre ; l’impossibilité nue de penser cela ».
Nous libérer des concepts pour accéder aux mots toujours ouverts de la poésie et des symboles
Nous lisons toujours le monde depuis notre fenêtre, depuis nos classifications étroites, et de plus, nous sommes prisonniers de notre langue, de nos idiômes. L’académicienne Barbara Cassin a consacré son œuvre à la comparaison du Vocabulaire européen des philosophies, un vaste ouvrage qu’elle a dirigé. Deux exemples qu’elles nous donne : « Ainsi, en anglais, le mot français “liberté“ peut se traduire de deux manières : liberty, ou freedom. Ces deux mots recouvrent deux conceptions de la liberté qui ne se ressemblent pas du tout. La liberty, comme la “liberté“, vient du mot latin liberi, les “enfants“ : la liberty appartient aux enfants qui naissent chez les gens libres, les non-esclaves ; autrement dit […], il y va d’une liberté qui se transmet des parents vers les enfants, une liberté verticale. Freedom, quant à lui, est de la même famille que friend, qui veut dire “ami“ ; cette liberté-là est une liberté horizontale, la liberté d’une classe d’âge, de compagnons qui vont étudier ou faire la guerre ensemble. La liberté-freedom existe de manière immédiatement politique, alors que la liberté-liberty se transmet “naturellement“ par la famille. »[2].
Nous voici donc conduits à réapprendre à lire mais aussi à apprendre à parler un autre langage, à nous libérer des concepts pour accéder aux mots toujours ouverts de la poésie et des symboles. L’oxymore “obscure clarté“ de Nicolas de Cuse et sa docte ignorance ne sont pas des effets de réthorique mais des approches nouvelles de la réalité, qui nous permettent de voir différemment la réalité spirituelle. Je vous en reparlerai. Pour le moment, acceptons d’entrer dans l’apprentissage d’une nouvelle grammaire et d’une langue restée trop longtemps inédite pour nous. C’est la promesse de s’émerveiller de la beauté du monde, de prendre conscience de moments qu’on pourrait penser extraordinaires alors qu’ils sont seulement la vraie vie, la seule vie, celle qui ne se laisse pas enfermer dans nos concepts et par nos conditionnements.
[1] Anthony De Mello, Quand la conscience s’éveille, Albin Michel Spiritualités, 2002
[2] Barbara CASSIN, Plus d’une langue, Editions Bayard 2012.
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