C’est un texte sublime, émouvant et puissant, un des derniers écrits d’Antoine de Saint-Exupéry, comme un testament, un appel à ses frères humains. Si tu ne connais pas ce texte, j’aimerais le partager avec toi, et si tu le connais, il faut qu’on s’en souvienne, qu’on tente d’en entendre l’écho qui résonne dans nos jours. C’est la lettre au général “X“ écrite à La Marsa, près de Tunis, en juillet 1943, parue dans Le Figaro littéraire en avril 1948, et que tu pourras retrouver intégralement dans le recueil d’écrits de Saint-Ex intitulé à juste titre « Un sens à la vie ». Nous ne sommes plus en guerre, je ne hais pas mon époque, j’en ai surtout pitié. Je me tais pour te laisser entendre Saint-Ex à partir de quelques extraits de cette lettre :
« … Je hais mon époque de toutes mes forces. L’homme y meurt de soif. Ah ! Général, il n’y a qu’un problème, un seul de par le monde. Rendre aux hommes une signification spirituelle, des inquiétudes spirituelles, faire pleuvoir sur eux quelque chose qui ressemble à un chant grégorien. Si j’avais la foi, il est bien certain que, passé cette époque de « job nécessaire et ingrat », je ne supporterais plus que Solesmes. On ne peut vivre de frigidaires, de politique, de bilans et de mots croisés, voyez-vous ! On ne peut plus. On ne peut plus vivre sans poésie, couleur ni amour. Rien qu’à entendre un chant villageois du XVème siècle, on mesure la pente descendue. Il ne reste rien que la voix du robot de la propagande (pardonnez-moi). Deux milliards d’hommes n’entendent plus que le robot, ne comprennent plus que le robot, se font robots.
« Il faut absolument parler aux hommes.
« Ça m’est bien égal d’être tué en guerre. De ce que j’ai aimé, que restera-t-il ? Autant que des êtres, je parle des coutumes, des intonations irremplaçables, d’une certaine lumière spirituelle. Du déjeuner dans la ferme provençale sous les oliviers, mais aussi de Hændel. […] La civilisation est un bien invisible puisqu’elle porte non sur les choses, mais sur les invisibles liens qui les nouent l’une à l’autre, ainsi et non autrement. Nous aurons de parfaits instruments à musique distribués en grande série, mais où sera le musicien ? Si je suis tué en guerre, je m’en moque bien […] Mais si rentre vivant de ce « job nécessaire et ingrat », il ne se posera pour moi qu’un problème : que peut-on, que faut-il dire aux hommes ? »