Ces mots de Jean Anouilh que je découvre ce matin : « J’aime la réalité : elle a un goût de pain ». Réalité comme le pain de la quotidienneté, épaisse miche villageoise de Bourgogne ou fine galette cuite sur la pierre brûlante d’une communauté du Haut-Atlas, « fruit de la terre et du travail des hommes ». Ce goût de pain, c’est l’épaisseur de la réalité que nos mœurs virtuelles voudraient tenir à distance. Savons-nous encore goûter le pain, le sentir, le toucher, en entendre la croûte qui craque ? Le pain a une place à part dans notre imaginaire et notre culture, presqu’à l’égal de l’eau ou l’air pour la vie de l’homme. Pourrions-nous l’oublier, nous qui sommes de France, ce pays où dans les restaurants on vous offre le pain sur la table sans le faire payer ?
Le pain est déjà contenu dans la promesse du grain et sa symbolique féconde. Ce grain de blé qui doit mourir pour porter du fruit et symbolise le cycle de la vie dans toutes les civilisations, depuis l’Égypte antique avec Osiris, pain de vie des enfants de la vallée du Nil, jusqu’aux paraboles évangéliques et à la spiritualité bouddhiste. Ainsi le moine bouddhiste Thích Nhất Hạnh, récemment décédé, écrivait-il : « Si un grain de blé n’était pas impermanent, il ne pourrait se transformer en tige de blé. Et si la tige de blé n’était pas impermanente, elle ne pourrait jamais produire l’épi de blé que nous mangeons. » Réalité sans cesse en travail, en naissance, en transformation. Cycle de la vie.
Et la graine de la fraternité est toujours présente au cœur de ce pain dont on a pétri la pâte et qu’on a cuit pour le partage. Comme le potier pétrit et façonne l’argile du sùmbolon. Heureuse origine des mots dans notre langue latine, le compagnon, cum panis, est bien celui avec qui on partage le même pain. Et pour les initiés, le pain rompu devient allégorie de la démarche symbolique, ce sùmbolon dont les deux morceaux de poterie vont s’emboiter. À satiété, l’union des cœurs s’accomplit. Dans la réalité au goût de pain.